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Christiane LEVÊQUERavaudages (Récits), Traverse, 2017, 112p., 13€, ISBN : 978-2-93078-316-1

levequeS’adonner au tri d’un grenier, où le bric et le broc voisinent avec des trésors, peut vous faire commettre l’irréparable : vous débarrasser d’un pan de mémoire qui prend la forme d’objets a priori insignifiants.  Confrontée à ce rangement sentimental, Christiane Levêque confesse avoir mis au rebut, sans y prendre vraiment garde, les dizaines de paires de chaussettes reprisées avec méticulosité et sens de l’économie par les femmes de sa famille. Ne s’étonne pas d’avoir été ensuite prise d’un remords qu’il lui faudra traverser, atténuer par le récit : « Ravaudages. Je réparerai. Au moins par les mots, ceux que j’aurai écrits ».

Évoquer dans leurs recoins oubliés – comment sa tante modiste confectionnait ses chapeaux, comment son grand-père parlait à ses pigeons – les existences de Tante Nina, Pépère, Mémère, Parrain devient pour l’auteure un moyen de faire à nouveau maillage dans des relations effilochées par le temps et le deuil, de garder presqu’intacte la matière douce et rugueuse dont était faite sa parentèle. Raconter en touches ciselées, ourlées – telle Shéhérazade, telle Pénélope –  maintient en vie ceux qu’elle a chéris et rend vivaces leurs habitudes infimes : « Tu torréfiais ton café au fournil, dans un tambour que tu faisais tourner autour du feu. Tu l’étalais ensuite sur la table de la cuisine alors qu’il était encore tout chaud. Une fois refroidi, je pouvais en remplir les boîtes à la cuiller, en prenant garde de n’en rien laisser tomber ».

Plus d’une fois, à la lecture de ces portraits poignants, on se surprend à penser aux images du photographe Norbert Ghisoland (1878-1939), à ces inconnus du Borinage qui, si on les apprivoisait du regard assez longtemps, nous paraitraient vraiment familiers en mots et en gestes. À ces hommes et ces femmes qui connaissaient tous leurs voisins par leur prénom, à ces grand-mères qui ne manquaient jamais de prendre de nouvelles du petit dernier, à ces cheminots droits dans leurs bottes qui devenaient syndicalistes ou à ceux qui briguaient un poste d’échevin dans leur village, malgré une scolarité tôt écourtée.

Sous les détails charmants – une carte postale galante, des surnoms comme « m’piti bédo », un vélomoteur sur lequel on harnache le matériel de pêche, des bocaux de confitures alignés – surgissent pourtant aussi l’âpreté des moments passés dès l’adolescence au travail, l’angoisse quant aux « balbastros » enleveurs d’enfants,  les réquisitions de foyer pendant la guerre, le regard dur d’une jeune fille posé sur les vêtements élimés de son aïeule, les fins de vie entachées par la maladie auxquelles Christiane Levêque n’assistera pas.

Ravaudages est un patchwork de chromos aussi nuancé en teintes que touchant. Un mémorial de famille qui donne envie d’observer nos propres pairs au goutte à goutte, de glaner la façon qu’ont leurs mains de se mouvoir et leurs sourcils de marquer l’étonnement. D’ « arpenter des yeux les venelles de [leur] visage ». De percer avec bienveillance quelques secrets qu’ils ont enfouis, par pudeur ou crainte que la nostalgie les submerge. De rendre un doux hommage à tous les nôtres, intimes comme universels. De garder bien serré au fond de la paume ce fil précieux qui nous relie.

Anne-Lise Remacle

Tag(s) : #Articles
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