Françoise DELMEZ, Les nombreuses étendues ouvertes de la mer, Traverse, 2018, 82 p., 14 €, ISBN : 978-2-93078-329-1
Françoise Delmez mouille la plume comme l’ancre d’un bateau dans un été de la vie de Léon Losseau. L’étincelle est l’étonnement. Qu’est-ce que le petit avocat montois (il a peu plaidé), riche bourgeois et grand bibliophile — 100.000 livres ! –, est parti faire tout là-haut sur la carte, dans les eaux froides du cercle polaire ? Contemporain du fameux Paul Otlet qu’il invitait chez lui, tous deux étaient « sûrs que l’accès à la connaissance était un facteur de prospérité et de paix pour l’ensemble de l’humanité. » Tel est peut-être un premier aspect de son départ ? La connaissance ?
Il avait préparé son voyage et, parce qu’il était méthodique, prudent et que, pour ce collectionneur dans l’âme, le moindre courrier, la moindre image, insignifiants aux yeux de beaucoup, avaient de l’importance, on a retrouvé (…) tous les souvenirs de son aventure.
Autre point : « Si sa bibliothèque comportait essentiellement des ouvrages juridiques, Losseau est pour l’éternité associé à la littérature et, plus précisément, à la poésie, par la découverte qu’il fit, en 1901, de l’édition originale d’Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud que l’on croyait détruite », lit-on chez lui, près de la Grand’Place de Mons, dans sa maison qui est un joyau de l’Art nouveau ; désormais fondation et Centre de Littérature hainuyère dirigés par Françoise Delmez. Tel est peut-être un deuxième aspect de sa croisière ? La poésie ?
À l’heure où les distances deviennent insignifiantes à l’aune de la planète, le glissement d’un bateau dans le blanc et le gris sans cesse recommencés de l’Arctique est un chemin d’intimité.
Celle-ci est résolument l’approche de l’auteure. Losseau, archiviste scrupuleux, a en effet gardé en caisses assez de documents pour tenter de revivre ses émotions nonante ans plus tard. Alors, il faut partir pêcher ces sensations ! Et consciente de l’immensité qui l’attend, Françoise Delmez s’accompagne de l’artiste-photographe Claire Ducène, dont les images, apparitions dans la brumes, ponctuent le texte. Losseau lui-même a ramené de sa croisière nombre de photographies. Il possédait dans les caves de sa précieuse maison un laboratoire complet ; exceptionnel à son époque.
Ainsi le livre élargit-il son faisceau de photons : à travers deux voyages, lui en 1929, elles en 2018, le lecteur découvre trois personnes, deux époques et un questionnement : « Si je suis sur ses traces, ai-je fait le même voyage ? » La réponse qu’apporte l’auteure est dans l’ambiguïté majestueuse des cieux :
[I]l est impossible de décider s’il s’agit d’aurores boréales successives ou d’une seule et même émanation de lumière qui se métamorphose et se déplace à l’infini
De cette rencontre indéfinissable, spatiale plus que temporelle, une mystique semble naître et se fondre dans la glace, là où justement, fusionnent la connaissance et la poésie qui deviennent une évidence, une suffocation de tristesse et une explosion de larmes de joie. Tout a lieu, immédiatement, et tout est lieu ; où l’étendue « au milieu d’un paysage sensible est mue, dans l’instant, tant par sa vision que par les rêves et les espoirs ayant précédé sa découverte. »
Tito Dupret