
Éditeur-artisan, bibliothécaire, grand lecteur, Tristan Alleman aime passionnément les livres. Il en écrit aussi depuis fort longtemps, privilégiant poèmes et nouvelles.
Amériques est son premier roman. Cette particularité se double d’une autre : il a été écrit par un écrivain de vingt ans qui, quarante années durant, l’aura tenu sous le boisseau.
Dès ses premières pages le roman surprend : le jeune auteur d’alors fait déjà montre d’une maîtrise bluffante et les années qui nous séparent de ce coup d’essai n’ont en rien fané sa nouveauté ni sa fraîcheur. Dans une prose très poétique et métaphorique, l’auteur nous embarque dans un périple amoureux et onirique chargé de magie, de couleurs et de parfums. Oscillant entre réalisme magique et surréalisme, le texte joue avec les perspectives et procède par d’étranges juxtapositions qui dévoient le réel en une réalité imaginée ou rêvée. L’inventivité est partout et les figures de styles abondent. Les paysages du roman s’animent, les routes changent d’allure, se faufilent entre de grands arbres essoufflés ; tout cela contribue au climat singulier d’un texte qui emporte le lecteur.
Mozel et ses trois complices de toujours – Gray, Françoise et Marie-Line – forment un quatuor épris de cinéma américain et de soirées imbibées de Mandarine-Napoléon. Souvent dans les effluves du précieux liquide, le décor tangue dans un rêve de Mississippi, les identités se brouillent en Humphrey Bogaert, Cary Grant et Rita Hayworth. Leur Amérique.
Mais tout ce petit monde se tient sur l’extrême pointe de la jeunesse. Ce moment délicat et poignant où les liens d’amitié se colorent doucement des nécessités de l’âge adulte et parfois se distendent. On ne rit plus comme avant et de la bande, Mozel est désormais le seul à être encore seul…
Une nuit de délaissement, Mozel arpente une rue de la ville. Un taxi solitaire le suit que personne ne conduit. Il monte derrière le volant et entame un voyage éperdu à la recherche, encore, d’un tout petit bout d’Amérique. Bientôt, une passagère le rejoint.
« Une pluie finaude morcelait le pare-brise en milliers d’étoiles qui filait vers son visage. D’un effleurement d’essuie-glace, la vitre-brise s’éclaira et le taxi se retrouva immobile au pied d’un carrefour. Un imperméable bleu-ciel qui enveloppait une femme lui demanda s’il était libre. D’un geste vaste, il l’incita à s’installer à l’arrière. Puis il démarra et, tout en douceur de mouvement léger, alla se jucher sur l’horizon, à destination de. »
La course faite, ne demeure de la jeune femme qu’un parfum entêtant, précis et obsédant. Mozel doit la retrouver, fût-ce en faisant le tour du monde. Lui objecte-t-on qu’un tel périple ne s’effectue que dans le but de voir l’Amérique. Justement ! Cette fille c’est l’Amérique.
Cette femme couleur d’absence en appelle et en rappelle d’autres. Et tout d’abord Françoise. Amitié amoureuse, passion née et morte aussitôt, avec « toujours entre eux ce jamais qui restait sensualisé aux épaules de Françoise ».
En une page magnifique, Tristan Alleman dépeint, tout en pointillisme, les différents visages d’un amour contrarié.
« (…) Françoise-présence, Françoise Hayworth, au gré d’un voyage sans même une destination pour destination. Françoise-marée-haute emmenée par la main, traînée dans le galop d’un taxi, Françoise-plage, à marée basse. Françoise d’enfance. Françoise et ces châteaux de sable à démonter aux vagues. Françoise et son tout petit rire-première sirène ivre d’un Mozel déjà d’adolescence. Françoise et ses premières copines de classe, Françoise-Amérique aux soirées des bals d’été. Françoise-dix-sept ans et ses premiers baisers de sel marin, Françoise et leurs premiers baisers d’amants faussaires. Françoise et ses ampleurs de robes blanches, ses ventueuses jupes carrelées de sable fin, ses décolletés d’orage, d’éclairs, rapides à surprendre les flots caressants de l’enlaçante bleue. Françoise grelottant d’une fraîcheur d’avril, un soir de leurs duos de solitude. Françoise-désir au corps brodé de chaleur. Françoise-évasion, soudaine fuite inéluctable d’amante impossible. Françoise, toute d’amitié, de retour enfin. »
Vient ensuite Auréliane, belle comme un fantasme. Dans sa valise à parfums qui sont autant de masques, elle semble conjoindre en elle toutes les femmes, et comme dans un collage onirique, juxtaposer des moments d’hier à des fulgurances d’aujourd’hui. Un nouveau chemin d’Amérique ?
Une suave sensualité berce le texte :
« Auréliane s’était assise sur le lit, voluptueusement nue. Moselle approché, éternisé à la regarder, frôla la courbe de ses omoplates, rejeta l’ultime linceul de leurs désirs déjà confondus. Le feu s’adoucit, tamisant quelques trop franches braises. L’hôtel s’esquiva. Le monde s’éperdit de s’éperdre. Tout était silence autour d’eux. Moselle soupira longuement. Les roses s étoilèrent sous leurs rides. Auréliane entrouvrit son corps et Moselle s’infiltra en elle. »
Accompagné de ces deux femmes, le voyage halluciné de Mozel se déploie en une vertigineuse fantasmagorie qui, à bord d’un train de souvenir, nous pose en plein nuage, sur le sommet d’un arc-en-ciel. Mais nul arc-en-ciel ne résiste longtemps au plein soleil…
Amériques est un très beau roman qui réserve un grand plaisir de lecture tant son écriture singulière recèle de charmes. Poétique et déroutant, le roman interpelle. Ces Amériques sont un au-delà de tout horizon et de tout amour. Fuir ! là-bas fuir ! Mais à la fin des fins; Mozel ne risque-t-il pas « d’errer toute Amérique désenchantée, connue, trop connue pour qu’il puisse s’y méprendre ?». Avec Auréliane, écrit l’auteur, « Mozel avait fait l’amour. Avec Françoise, il en avait parlé. Il leur restait à le vivre… » Le voyage n’a fait que commencer.
Tristan Alleman, Amériques, Éditions Traverse, 2024, 135 p., 16 €.
Le roman sur le site des Editions Traverse
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